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Par Jacques TESTART
Libération du lundi 18 novembre 2002
Jacques Testard est biologiste et directeur de
recherche à l'Inserm
(Institut national de la santé et de la recherche médicale).
La technologie des plantes génétiquement modifiées est toujours incapable
de démontrer ses avantages prétendus après six années de diffusion massive
sur la planète.
Fort heureusement, ceux qu'il est convenu de nommer
«intellectuels» se
mobilisent, s'insurgent ou pétitionnent depuis toujours contre des idées ou
des actions qu'ils jugent inacceptables, dans les domaines de la
littérature, de l'art, de la sociologie, de l'économie ou de la politique.
Si la science, source de concepts et de connaissance, séduit depuis toujours
les intellectuels, ils demeurent bien frileux dès qu'il s'agit d'évaluer la
technoscience, cet appareil industriel pour la maîtrise et l'efficacité
économique.
Comme s'ils éprouvaient un complexe d'incompétence pour
intervenir dans l'univers des techniques, ou comme s'ils estimaient que cet
univers ne concerne que les spécialistes. De leur côté, beaucoup de
travailleurs et d'industriels de la technoscience s'indignent du fait que la
culture les ignore. Ils souhaiteraient plus de considération, ce qui
signifie aussi davantage de crédit (s), d'incitations pour éveiller des
vocations, pour informer sur leurs missions, leurs succès, leur philoS..
C'est vrai, la culture ne s'est pas emparée des
productions de la
technoscience mais le plus grave n'est pas l'injustice ainsi faite à une
activité qui est une composante légitime de la société. Puisque cette
activité mène le monde bien plus que «la culture», on ne peut plus
comprendre, analyser, prévoir, sans prendre en compte sa production. Ainsi
les intellectuels qui snobent le développement technologique ne peuvent plus
vraiment se revendiquer comme tels.
Ne nions pas que la technoscience est susceptible, et que
ceux qui se sont
essayés à l'analyser sans lésiner sur la critique, comme ils font pour un
objet social ordinaire, ont été balayés par le souffle hégémonique du
progrès annoncé, ou se sont finalement rangés parmi les contemplateurs,
voire les admirateurs souvent fascinés. La technoscience ne reconnaît que
les vérités qu'on peut démontrer ; il n'y a donc plus place pour les prurits
de la subjectivité, ces vestiges du passéisme et de l'obscurantisme, que le
«progrès» inéluctable écrase sans vergogne. Si bien que les Lumières ont
cédé devant l'électricité. Quand l'électricité devient la fille du
nucléaire, c'est-à-dire la soeur des déchets mortels qui dureront des
milliers d'années, l'intellectuel, héritier des Lumières, peut-il encore se
protéger des accusations délétères d'obscurantisme en fuyant l'arène ?
Peut-il, sans perdre son statut, se consacrer essentiellement à des
futilités à la mode, à des débats «très tendance» ? En classant l'objet
«nucléaire» au rang des choses étrangères à son cerveau, l'intellectuel
abandonne lâchement le terrain de l'intelligence et de la survie à de
misérables militants qui se castagnent avec les miliciens de l'appareil
économique.
Parfois, l'intellectuel se régale d'un objet de substitution : quand la
biomédecine construit un appareil technique et idéologique qui va permettre
de trier les enfants dans l'oeuf («diagnostic préimplantatoire»), selon leur
conformité aux préjugés des généticiens, ou aux images publicitaires,
l'intellectuel ne regarde que les chiffons rouges qu'on agite sous son nez,
des mères porteuses au clonage. «On ne peut pas arrêter le progrès des
connaissances», scande-t-il, cautionnant ainsi la confusion opportuniste
entre faire et connaître, comme si aucune intelligence ne devait s'immiscer
quand la volonté de puissance trouve la caution de fantasmes majoritaires.
Voici venu le temps des OGM et surtout des PGM (plantes génétiquement
modifiées). Non seulement c'est technique mais, en plus, c'est agricole !
Peut-on s'impliquer dans pareilles disputes quand on a lu tout Platon ? Dans
l'affrontement désordonné autour des PGM, il y a deux entrées. La première,
«classique», ressortit de la politique (hégémonie des multinationales,
survie de l'agriculture paysanne, etc.) et de l'écologie (environnement,
risques alimentaires, etc.) : comme pour l'énergie nucléaire et la
procréation médicalisée, les arguments ou les invectives recouvrent en ces
domaines des façons diverses de penser le monde, ou de s'en servir, qui
confirment que les humains ne sont pas tous pareils.
L'autre entrée du thème
PGM est exceptionnelle et atteint l'ineptie puisque cette technologie est
toujours incapable de démontrer ses avantages prétendus après six années de
diffusion massive sur la planète (52 millions d'hectares cultivés !). Même
les opposants les plus bornés reconnaissent que les centrales nucléaires
produisent de l'électricité ou que le tri des embryons permet d'éviter des
avortements. Côté PGM, aucun résultat reproductible n'est venu alimenter la
balance de précaution en faisant peser l'intérêt public face à des menaces
irréversibles ! On voit là poindre un chemin de combat pour des
intellectuels soucieux de défendre un monde durable, ou de revendiquer
l'honnêteté des arguments, ou seulement d'exiger que la logique et la
réalité l'emportent sur la croyance technicienne que «ça va finir par
marcher»...
Mais ce chemin devient un boulevard quand les opposants aux PGM
se trouvent privés de parole comme il arrive de plus en plus souvent :
campagnes de calomnies contre les leaders, faux «débats» télévisés où
l'opposition est annulée, plaidoyers pro -OGM dans les médias sans que les
réactions ne soient publiées, condamnation et emprisonnement de militants
syndicaux, etc. On comprend que le lobby des PGM ait eu besoin de changer
les règles du jeu démocratique : aucun débat n'est plus tenable si les
opposants révèlent l'inanité du projet, car le public en viendrait de plus
en plus à conclure que ces végétaux doivent encore rester dans les
laboratoires...
Cette situation absurde et la censure qui l'accompagne n'ont
pas entraîné la mobilisation des intellectuels, alors qu'il ne s'agit plus
ici de technologies mais de pratiques sociales censées être soumises à la
pensée critique.
Fort heureusement pour contrer les excès de la technoscience, bras armé de
la mondialisation libérale, le mouvement associatif et syndical sécrète
actuellement des acteurs courageux qui sont aussi des penseurs de la
complexité. Ils défendent les intérêts de l'humanité et des générations
futures plutôt que des intérêts de boutique. Ceux-là sont les figures
essentielles de l'intellectuel postmoderne.
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