Peut-être est-il regrettable que le terme
«génétique» recouvre un champ tellement vaste, comme si la possibilité de ramener
chaque phénomène à sa composante génique avait rendu désuètes les anciennes
disciplines des sciences du vivant : anatomie, physiologie, pathologie, etc.
L'accaparement de ces disciplines par la stratégie moléculaire autorise les progrès
spectaculaires dans le déchiffrage des gènes ; mais cette dynamique n'est pas sans
conséquence sur l'imaginaire des citoyens, sur le sens et les moyens de la recherche en
biologie, et sur le métier de chercheur lui-même. Pourtant quelques évidences devraient
ramener la génétique triomphante à plus de modestie, tel le constat d'empreintes
digitales différentes chez les vrais jumeaux, telle aussi, pour un arbre quelconque, la
variété infinie de la forme des feuilles ou du nombre des fleurs, au cours des années
successives. Si ces fantaisies atteignent les moins perfides des créatures vivantes qui
constituent le monde végétal, quel crédit accorder au «programme génétique» que
chacun d'entre nous est supposé devoir exécuter ? Puisque le totalitarisme génétique
tente cependant d'imposer la croyance que «tout est dans les gènes», comment résister
aux interprétations abusives pour qualifier biologiquement la personnalité de chaque
personne ? A ces deux questions fait écho une troisième, plus redoutable et inspirée
par les succès de la génétique, indéniables au plan descriptif, mais qui peinent à
être traduits au plan thérapeutique. Si la génétique devait demeurer plus compétente
à qualifier qu'à soigner, comment éviter que la performance des diagnostics ne vienne
réactiver les projets eugéniques ?
Sur le «programme» génétique
C'est seulement récemment que certains
biologistes se sont élevés contre les abus de langage (et donc de pouvoir) de la
génétique moléculaire. Les gènes ne sont pas détenteurs d'un «programme» de
développement que la machinerie moléculaire n'aurait plus qu'à exécuter ; ils
recèlent des données, traitées par le réseau métabolique qui, lui-même, influence
l'état d'activité des gènes. Il existe alors un ensemble dynamique et susceptible de
fluctuations, si bien que «le processus génétique ne se trouve pas dans le gène...»
et que la métaphore du programme génétique, comme l'écrit Henri Atlan «conduit à
attribuer au génome les propriétés qu'on attribuait autrefois au germe et qu'on
appelait la Vie. Derrière la métaphore du programme apparait alors «l'essence de la
vie» et celle-ci est bien vite transformée en sanctuaire et en patrimoine».(1) Le
biologiste moléculaire Richard Strohman affirme aussi que «les règles gouvernant la
régulation physiologique et les niveaux d'organisation cellulaire et supracellulaire ne
sont pas localisées dans le génome mais dans des réseaux épigénétiques interactifs
qui organisent eux-mêmes la réponse du génome aux signaux de l'environnement».(2) Ces
réactions critiques contre «la légende du Graal biologique» sont amplifiées par le
généticien Richard Lewontin qui ironise sur «l'inanité de la légende : l'ADN est donc
devenu l'objet d'un véritable fétichisme, imputable au prosélytisme ardent et
évangélique des Templiers modernes, et à l'innocence naïve de leurs acolytes, les
journalistes, qui ont avalé sans discrimination le catéchisme dispensé. On peut
également soupçonner le rôle d'une prédisposition idéologique certaine...»(3).
Il importe d'insister sur la portée d'une
telle usurpation du phénomène vital, que les fétichistes de l'ADN assignent à cette
molécule inerte. En réalité, les déterminations du vivant impliquent un réseau
complexe d'interactions entre les gènes et les protéines, et entre les gènes, les
protéines et l'environnement. Ramener cette complexité interactive à l'exécution d'un
programme (métaphores usuelles de la «partition d'orchestre» ou de la «lecture d'un
livre») c'est faire croire que l'ADN recèle les secrets de la vie, de l'identité, des
déviances ou des pathologies.
Corrélation ou
causalité ?
C'est pourquoi le totalitarisme
génétique prétend, par exemple, avoir scientifiquement démontré, et parfois
quantifié, des liaisons entre tel gène et tel trait à composante comportementale
(intelligence, schizophrénie, délinquance, homosexualité, dépression, etc.). Ces
affirmations rencontrent encore une saine incrédulité du public, mais l'annonce de la
découverte des gènes de pathologies somatiques est le plus souvent accueillie avec
respect, et rares sont ceux qu'indispose le sempiternel commentaire sur «la
voie ainsi ouverte
pour la guérison de cette maladie»...
Il faut rappeler qu'une relation entre deux
éléments (par exemple la présence d'un gène et le constat d'une pathologie) est
supposée exister si le seuil statistique arbitraire de 5% est atteint, c'est-à-dire si
les tests vérifient la relation 95 fois sur 100. On conçoit donc que la multiplication
des essais de corrélation augmente d'autant la probabilité de découvrir une
corrélation statistique. Ainsi, parmi 100 causes éventuelles d'un phénomène,
quelques-unes (environ 5) seront «scientifiquement» démontrées, mais par le seul effet
du hasard... De plus, et même si une véritable corrélation existe entre tel gène et
telle caractéristique, ceci ne signifie pas que le gène est responsable de cette
caractéristique mais seulement qu'il peut concourir à sa manifestation, parmi d'autres
gènes et d'autres facteurs non génétiques. Il est donc pour le moins abusif d'établir
une liaison directe entre les dérèglements de l'organisme et la présence d'un gène
particulier, sauf dans les cas assez rares de maladies monogéniques (comme la myopathie
ou la mucoviscidose). Que signifient alors ces découvertes annoncées récemment de
gènes responsables de l'infarctus du myocarde, de la dépendance à la cocaïne, de
l'anovulation, de la dyslexie, de la résistance au choléra ou au paludisme, du «goût
du changement», de l'obésité, du risque pulmonaire des fumeurs, du vieillissement, de
l'épilepsie, des différents cancers, de l'autisme, de la petite taille, du stress
post-traumatique, de l'hypertension artérielle, etc. ? Encore cette liste ne prend en
compte que les communications scientifiques, en négligeant les annonces médiatiques
comme celles de gènes de l'intelligence ou de l'homosexualité !
Une récente opération publicitaire de
Philip Morris niait scientifiquement le risque pour la santé encouru par les «fumeurs
passifs» (risque relatif = 1,49)... Au-delà de son but mercantile, cette opération fut
un indéniable pavé dans la mare des évaluations statistiques abusives, telles celles
que produit la science génétique : la mesure d'un risque à l'aide d'un seul nombre
exclut les relations complexes du vivant avec le monde, elle est une simplification
abusive de la réalité et une contribution illusoire à la connaissance. N'est-il pas
significatif que les responsables scientifiques et politiques se soient alors indignés de
l'usage non politiquement correct que la firme avait fait de résultats parus dans les
meilleures revues et obtenus selon les critères usuels de la science ?...
Limites de la génétique
Il existe pourtant des indices des
difficultés de la génétique à tout expliquer. Ainsi, et contrairement à la relation
habituelle qu'on peut établir entre un ou plusieurs gènes et une pathologie donnée, on
découvre des cas (oncogène ret) où un même gène est associé à quatre pathologies
distinctes. On constate aussi que la même maladie (exemples : mucoviscidose, hémophilie)
peut correspondre à des centaines de mutations différentes du même gène. Par ailleurs,
certaines «erreurs» génétiques ont des implications inattendues, comme chez les
porteurs sains (hétérozygotes) du gène de la mucoviscidose réputés vivre plus vieux,
être moins sensibles au choléra, mais plus fréquemment stériles... tandis que les
porteurs des gènes de la maladie de Tay-Sachs ou de la thalassémie sont respectivement
protégés de la tuberculose et du paludisme. Le caractère favorable ou défavorable de
telle caractéristique génétique (mutations) n'est donc pas clairement défini, et
l'implication pour la santé publique est parfois ambiguë, comme il arrive quand on
découvre que les fumeurs sont relativement protégés de la maladie d'Alzheimer...
Certaines mutations semblent même n'avoir que des effets bénéfiques, comme celle du
corécepteur CCR5 qui confère une résistance au VIH.
De fait, c'est dans son implication
d'anatomie moléculaire que la génétique réussit le mieux, et les succès des
programmes d'analyse du génome en témoignent. On sait extraire, découper, décrire la
molécule d'ADN comme il y a quelques siècles on apprenait à ouvrir, disséquer,
dessiner les corps entiers. La médecine fut inventée plus tard. Depuis que la recherche
scientifique s'est organisée, des modes de pensée hégémoniques se sont succédé,
jusqu'à la pensée unique du modèle moléculaire qui occupe presque toute la recherche
aujourd'hui. Ce qui est nouveau, c'est la fonction prépondérante de l'agir technique
dans le processus scientifique, puisque la découverte génétique n'arrive, le plus
souvent, qu'à l'issue du respect minutieux de protocoles convenus, laissant bien peu de
place à la créativité. L'extrême sophistication des techniques ne justifie pas que les
meilleures revues scientifiques fassent honneur à des travaux dénués de toute
originalité si ce n'est celle, inépuisable, de viser un nouveau gène ou une protéine
encore mal explorée. Il se pourrait que la «génomanie», en instituant la molécule
comme unique référence de la biologie, en vienne à prendre les outils de laboratoire
pour des concepts, et leur maniement adroit pour de l'intelligence.
Un récent article de
la revue Science, analysant plus de 100 essais de thérapie génique (4), est venu
pondérer le bel enthousiasme que répandent les généticiens moléculaires, de
déclarations hebdomadaires en Téléthon annuel : «Il n'y a encore aucune preuve de
bénéfice thérapeutique pour la thérapie génique (...) même chez l'animal». Si la
revue américaine s'inquiète des centaines de millions de dollars ainsi investis, on peut
plutôt s'étonner du simplisme qui, en réduisant le vivant à un édifice moléculaire,
a admis qu'il suffirait de changer une brique défectueuse pour que tout fonctionne
normalement... Pourtant, l'opération inverse qui consiste à inactiver des gènes de
souris normales, comme ceux de la dystrophine ou de l'interleukine 2, ne rend pas ces
souris myopathes ou immunologiquement déprimées. Souhaitons que cela finisse par marcher
car les espoirs déçus des familles de malades aggravent encore leur détresse. Mais
jusqu'ici, ce que la génétique réussit le mieux, c'est la dissection du génome, et ses
avances indéniables consistent à décrire l'ADN «normal» de l'espèce humaine, et à
dépister ses variantes à portée pathologique. L'anatomie médicale classique produisait
des images dans lesquelles chacun pouvait reconnaître les constituants de son organisme
et leur place dans le schéma corporel. Il en va différemment avec l'anatomie
moléculaire que nous prépare le «programme Génome Humain» : la description n'est plus
graphique mais codée (par triplets successifs des quatre lettres ATGC), d'où la mise en
évidence d'infinies différences interindividuelles. La «carte du génome» humain ne
correspondra à aucune personne car la génétique montre aussi qu'il n'existe pas
d'individu «normal», chacun portant non seulement plusieurs gènes caractéristiques de
graves maladies mais aussi d'innombrables «facteurs de risque» (ce qui d'ailleurs, porte
à croire que l'état «naturel» résistera toujours aux rêves de santé permanente, et
d'immortalité...). Pourtant, cette carte pourra servir de référence pour qualifier
chaque individu, selon la nature et le degré de ses différences d'avec ce modèle
abstrait figurant le «normal». Ébranlé par les débats d'un colloque sur l'impact
social de la génétique moléculaire, un généticien se laisse aller à écrire : «Le
programme Génome n'est peut-être pas aussi neutre politiquement, aussi anodin sur le
plan idéologique que nous aimons à le croire (...) nous ne pouvons plus nous renfermer
dans nos laboratoires, considérant que les applications de nos travaux ne nous concernent
pas, ni même nous contenter de fournir des informations lorsqu'elles nous sont
demandées...»(5).
Des
humains sous contrôle génétique
Si on est encore incapable de soigner une
personne génétiquement malade par apport du gène «normal» dans l'organe déficient,
on peut parfois modifier la totalité de l'individu, à condition d'introduire le gène
dès le début de la vie, à la fécondation. Cette opération de «transgenèse» ou
«thérapie germinale» est actuellement prohibée dans l'espèce humaine mais elle
commence une carrière agro-vétérinaire dont le but n'est plus de réparer une anomalie
mais d'améliorer les performances. Effet indésirable : des betteraves à sucre ainsi
devenues résistantes à un herbicide grâce à la transgenèse ont pu faire passer cette
propriété aux mauvaises herbes environnantes... Les OGM (organismes génétiquement
modifiés) sont pourtant répandus dans la nature au risque de migration, mutation,
multiplication, dont les effets sur les équilibres biologiques ne sont pas maîtrisables.
La récente aventure du prion, drame né de la priorité donnée à la compétitivité
économique sur le développement durable, devrait ici servir de leçon.
En attendant, la mythologie d'une qualité
humaine supérieure reçoit l'aval considérable de la science génétique, ou plutôt
d'une certaine interprétation des nouvelles connaissances. Mais qu'est-ce donc alors
qu'un humain «de bonne qualité» ? Au contraire des animaux domestiques, sélectionnés
par l'homme pour les propriétés qui lui sont utiles, l'humain ne saurait être défini
d'un point de vue utilitaire sans remettre en cause le principe d'altérité et la notion
même de personne humaine. Si l'aggravation de l'idéologie compétitive devait user des
nouvelles technologies pour auto-sélectionner les «meilleurs» spécimens de notre
espèce, on s'exposerait à faire du médical un art vétérinaire. Mais au contraire de
l'évolution dirigée du monde animal, celle de l'humanité aurait un caractère
irrationnel et dépendrait d'options arbitraires ou utopiques.
Pourtant, on aurait tort de craindre que la
génétique humaine s'autorise à changer les hommes à coups de «manipulation
génétique». Plusieurs obstacles empêchent heureusement cette perversion puisqu'on est
autant incapable de définir l'homme supérieur que d'assurer sa promotion, ou de
justifier socialement sa fabrication. C'est pourquoi l'avenir de la génétique devrait
passer par la qualification des humains plutôt que par leur modification. Cette finalité
diagnostique ne peut qu'augmenter à mesure de la localisation des gènes, de la
connaissance de leurs fonctions, de la fiabilité de leur identification. C'est la
rencontre entre cette aptitude au diagnostic et les techniques de procréation assistée
qui nous semble constituer le terreau d'un nouvel eugénisme. L'eugénisme classique
consistait essentiellement à interdire la procréation d'individus jugés inférieurs.
Malgré sa violence, et la stérilisation de dizaines de milliers de personnes dans le
premier tiers de ce siècle, cette pratique était sans conséquences génétiques
réelles (6). En effet, le plus «taré» des individus produit essentiellement des
gamètes «normaux» et sa descendance potentielle ne peut être évaluée que sur pièces
c'est-à-dire à l'issue des loteries génétiques que constituent la production des
gamètes (méiose), la fécondation (rencontre aléatoire de l'ovule avec un
spermatozoïde) et les mutations inhérentes. Seule la sélection de l'¦uf fécondé est
digne d'un eugénisme scientifique ! Cette sélection est devenue possible depuis que
l'¦uf humain est conçu dans les éprouvettes (fécondation in vitro), qu'il y séjourne
en effectifs importants (production d'embryons dits «surnuméraires») et qu'on sait
identifier tel aspect de son ADN comme on le ferait chez un adulte (diagnostic
préimplantatoire). L'enjeu est alors de retenir le moins défectueux parmi les nombreux
embryons disponibles pour chaque couple, afin de transformer celui-ci en enfant idéal si
ce n'est en «enfant parfait» (7). Aussi ce n'est pas la «manipulation génétique» qui
nous menace, mais «seulement» la qualification : la référence à un modèle virtuel
(«la carte du génome humain»), et la capacité de caractériser les déviances de
chacun par rapport à cette cartographie, ouvrent l'ère de nouveaux classements et donc
de nouvelles hiérarchies entre les hommes. Parmi les hommes qui pourraient exister on
choisira ceux aux génomes les plus prometteurs grâce au tri précoce des embryons. Parmi
les
hommes qui déjà existent on affectera les fonctions et
on évaluera la couverture des risques de maladie selon le profil génétique. Fiction ?
C'est encore Richard Lewontin qui remarquait que les projets de décryptage du génome
humain «ne sont pas des projets scientifiques mais plutôt des organisations
administratives et financières...».
Jacques Testart
http://www.globenet.org/transversales/generique/44/science.html
Transversales N° 44. Génétique,
puissance et illusions.
Notes
1. Henri Atlan, «ADN : programme ou
données ?», Transversales Science Culture n°33, Mai-juin 1995.
2. Bio/Technology n°12, février
1994.
3. Écologie politique n°5, hiver
1993.
4. Science n°269, 25 août 1995.
5. Biofutur, Mai 1994.
6. Jacques Testart, Le désir du
gène, Flammarion, 1994.
7. Jacques Testart et B. Sèle, Le
diagnostic préimplantatoire n'est pas un diagnostic prénatal précoce, Médecine
Sciences, n°12, 1398-1401, 1996.
31 mai 2000 : Suite à l'accident d'Advanta
Seeds, merci aux ministères d'appliquer la loi du 13 juillet 1992 et de détruire avant
floraison toutes les parcelles
expérimentales d'OGM, sans exception. Chacun peut aider les forces de l'ordre à arracher
ces mauvaises herbes.
Merci à
toutes les petites fourmis (non transgéniques) pour la collecte des infos. - Pétition lancée par le professeur Mattéi contre
les brevets sur les gènes humains.. - La croisade de terresacree.org - Bio-résistants