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PAR Claude-Marie Vadrot
Politis jeudi 12 avril 2007
D'ici à la mi-juin, la France aura importé d'Espagne plus de 83 000
tonnes de fraises. Enfin, si on peut appeler «fraises » ces gros trucs
rouges, encore verts près de la queue car cueillis avant d'être mûrs, et
ressemblant à des tomates. Avec d'ailleurs à peu près le goût des tomates...
Si le seul problème posé par ces fruits était leur fadeur, après tout, seuls
les consommateurs piégés pourraient se plaindre d'avoir acheté un produit
qui se brade actuellement entre deux et trois euros le kilo sur les marchés
et dans les grandes surfaces, après avoir parcouru 1 500 km en camion. À dix
tonnes en moyenne par véhicule, ils sont 16 000 par an à faire un parcours
valant son pesant de fraises en CO2 et autres gaz d'échappement. Car la
quasi-totalité de ces fruits poussent dans le sud de l'Andalousie, sur les
limites du parc national de Doñana, près du delta du Guadalquivir, l'une des
plus fabuleuses réserves d'oiseaux migrateurs et nicheurs d'Europe.
Il aura fallu qu'une équipe d'enquêteurs du WWF-France s'intéresse à la
marée montante de cette fraise hors saison pour que soit révélée
l'aberration écologique de cette production qui étouffe la fraise française
(dont une partie, d'ailleurs, ne pousse pas dans de meilleures conditions
écologiques). Ce qu'ont découvert les envoyés spéciaux du WWF, et que
confirment les écologistes espagnols, illustre la mondialisation bon marché.
Cette agriculture couvre près de six mille hectares, dont une bonne centaine
empiètent déjà en toute illégalité (tolérée) sur le parc national.
Officiellement, 60 % de ces cultures seulement sont autorisées ; les autres
sont des extensions « sauvages » sur lesquelles le pouvoir régional ferme
les yeux en dépit des protestations des écologistes. Les fraisiers destinés
à cette production, bien qu'il s'agisse d'une plante vivace productive
plusieurs années, sont détruits chaque année. Pour donner des fraises hors
saison, les plants produits in vitro sont placés en plein été dans des
frigos qui simulent l'hiver, pour avancer leur production. À l'automne, la
terre sableuse est nettoyée et stérilisée, et la microfaune détruite avec du
bromure de méthyl et de la chloropicrine. Le premier est un poison violent
interdit par le protocole de Montréal sur les gaz attaquant la couche
d'ozone, signé en 1987 (dernier délai en 2005) ; le second, composé de
chlore et d'ammoniaque, est aussi un poison dangereux : il bloque les
alvéoles pulmonaires. |
Qui s'en soucie ? La plupart des producteurs de fraises andalouses emploient
une main-d'oeuvre marocaine, des saisonniers ou des sans-papiers sous-payés
et logés dans des conditions précaires, qui se réchauffent le soir en
brulant les résidus des serres en plastique recouvrant les fraisiers au
coeur de l'hiver... Un écologiste de la région raconte l'explosion de
maladies pulmonaires et d'affections de la peau.
Les plants poussent sur un
plastique noir et reçoivent une irrigation qui transporte des engrais, des
pesticides et des fongicides. Les cultures sont alimentées en eau par des
forages dont la moitié ont été installés de façon illégale. Ce qui
transforme en savane sèche une partie de cette région d'Andalousie, entraîne
l'exode des oiseaux migrateurs et la disparition des derniers lynx pardel,
petits carnivores dont il ne reste plus qu'une trentaine dans la région,
leur seule nourriture, les lapins, étant en voie de disparition. Comme la
forêt, dont 2 000 hectares ont été rasés pour faire place aux fraisiers.
La saison est terminée au début du mois de juin. Les cinq mille tonnes de
plastique sont soit emportées par le vent, soit enfouies n'importe où, soit
brûlées sur place. Et les ouvriers agricoles sont priés de retourner chez
eux ou de s'exiler ailleurs en Espagne. Remarquez : ils ont le droit de se
faire soigner à leurs frais au cas ou les produits nocifs qu'ils ont respiré
...
La production et l'exportation de la fraise espagnole, l'essentiel étant
vendu dès avant la fin de l'hiver et jusqu'en avril, représente ce qu'il y a
de moins durable comme agriculture, et bouleverse ce qui demeure dans
l'esprit du public comme notion de saison. Quand la région sera ravagée et
la production trop onéreuse, elle sera transférée au Maroc, où les
industriels espagnols de la fraise commencent à s'installer. Avant de venir
de Chine, d'où sont déjà importées des pommes encore plus traitées que les
pommes françaises...

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